L’affaire Lasseter traduit un problème plus large dans le monde de l’animation

 

L’affaire Weinstein était un électrochoc. Le cas John Lasseter est un véritable coup de massue, dont les séquelles ne disparaîtront pas de sitôt.

J’imaginais, comme vous, un jovial Winnie l’Ourson en chemise hawaïenne. C’était avant qu’on me parle de son excès de gourmandise et de ses « câlins » intempestifs. Voilà, à sa place, gravé dans mon esprit, le loup de Tex Avery, yeux exorbités et langue pendante devant la moindre jolie silhouette. L’image ne colle pas. La pilule est dure à avaler. Encore plus pour ceux qui, comme moi, admiraient l’homme, honnête successeur de Walt Disney, et sa création, royaume des jouets et de l’innocence aujourd’hui un peu moins étincelant.

 

Je serais moins consternée si de tels comportements, ignorés et banalisés dans le « boy’s club » de l’animation, n’avaient pas une portée décisive. Tant sur le travail de nombre de ces femmes, contraintes de taire leurs idées pour éviter de titiller des  collègues « trop impressionnés », que sur ces grands films – Toy Story, Monstres & cie, Les Indestructibles… – visionnés en boucle sans parvenir à saisir ce qui manquait.

 

Sabordages contraints 

Un témoignage recueilli par Variety m’a particulièrement frappée. Une ex-employée de Pixar raconte comment sa responsable, au fait de la réputation sulfureuse de Lasseter, l’écartait « au cas où » de toutes les réunions et pitchs où il serait présent, ce qui revenait à l’empêcher de s’exprimer, s’épanouir, et grandir dans l’entreprise. En octobre déjà, 200 femmes travaillant chez Disney, Warner et sur plusieurs séries animées avaient exigé, dans une lettre ouverte, la fin du passage sous silence du harcèlement dans leur industrie.
disney-movie-quotes-merida

 

99% de réalisateurs masculins

Alors qu’on célèbre le nouvel âge d’or de Disney-Pixar, on s’obstine à ignorer l’appel de ces femmes rappelant que, cette année encore, 99% des réalisateurs de films d’animation sont des hommes. Car le problème est bien plus large que la question du harcèlement. Pourquoi Jennifer Yuh Nelson reste-t-elle la seule et unique femme à avoir dirigé un grand film de studio (Kung Fu Panda 2) en solo ? Pourquoi avoir attendu 17 ans après Toy Story pour confier à Brenda Chapman la réalisation de Rebelle, avant de l’écarter pour la remplacer par un collègue masculin ?

 

La maison Pixar a un gros problème de diversité. « C’est une culture où les femmes et les personnes de couleur n’ont pas une voix égale dans le processus créatif », note l’actrice Rashida Jones, qui évoque aujourd’hui des « différends créatifs et philosophiques » pour justifier son départ de l’équipe de Toy Story 4. « On le voit dans les statistiques sur leurs réalisateurs : sur plus de 20 films dans l’histoire du studio, un seul fut co-réalisé par une femme et un seul réalisé par une personne de couleur ».

 

Un problème endémique dans l’animation

Pixar n’est pas la seule maison à négliger la diversité. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. 60 à 65% des diplômés en animation sont des femmes. Pourtant, on retrouve trois quarts d’hommes dans les studios, relève l’association Women in Animation, qui se bat pour une meilleure représentation des femmes dans l’industrie animée. Disney avance lentement, mais sûrement, après avoir confié, avec succès, la co-réalisation de La Reine des Neiges à Jennifer Lee. A l’inverse de Ghibli, où la moindre présence féminine a un temps été justifiée par un manque d’imagination des femmes, « plus réalistes que les hommes ».
 null
L’affaire Lasseter est préoccupante, parce qu’elle donne l’image d’un secteur arriéré et misogyne alors que chez Disney, RaiponceLa Reine des neiges et Vaiana ont depuis longtemps renvoyé Blanche Neige et Aurore à leur quête passive du Prince charmant. Et chez Pixar, Merida, Mme Indestructible et Cruz Ramirez (dans le récent Cars 3) ont (tardivement) remplacé la bergère potiche de Toy Story. Les illustratrices Disney Mary Blair et Claire Keane ont réussi à faire reconnaître leur talent, et sont désormais presque aussi connues que les « Nine Old Men », alors qu’avant les années 50, les femmes étaient reléguées aux postes de coloristes du département « Ink and Paint » et jamais créditées (un livre récent s’attaque au sujet).

 

Impensable que cette évolution soit freinée par un sexisme persistant alors qu’avec The Breadwinner, Persepolis ou Ma vie de Courgette (Céline Sciamma), des femmes ont montré qu’elles pouvaient piloter de très beaux projets dans l’animation indépendante, et créer des personnages réalistes qui leur ressemblent, loin des princesses, fées, sorcières et autres sidekicks sans relief. J’ignore comment Disney et Pixar sortiront du scandale John Lasseter. Le congé de 6 mois pris par le directeur artistique n’est qu’une solution temporaire. Il sera de retour d’ici juin prochain pour assurer la promo des Indestructibles 2. Une chose est sûre : si dans le film Cars 3 (2017), Flash McQueen passe le flambeau sereinement à son amie Cruz Ramirez, ancienne coach revenue à la course par courage et volonté de bouleverser le status quo, la réalité est, aujourd’hui, encore loin d’avoir rattrapé la fiction.